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je vous ai croisé - Page 6

  • En la bodega Guerola

    Il est plus de 15h quand je franchis le seuil de la bodega Guerola. A l'exception d'un couple installé à une table près de la porte, les convives sont massés au fond du restaurant. Les ventilateurs rafraîchissent la lourde chaleur de cet après-midi andalou. Je grimpe sur un tabouret, comme nous l'avions fait quelques jours plut tôt, en compagnie de Pepito et sa copine. Derrière le comptoir, un type d'une bonne cinquantaine d'années m'observe, un sourire en coin derrière ses lunettes. Sous mes yeux, derrière des vitrines, poissons et coquillages exhibent leur fraîcheur. Pour un peu, on se croirait chez Toritcho ... pourtant, le décor est bien différent.

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    Au dépouillement immaculé de Toritcho, la bodega Guerola oppose un chaleureux fatras de poutres et ornements. A droite, derrière la porte d'entrée, une peinture représente un torero. Sur une table, des bouteilles de vin sont exposées. Sur la gauche, le long comptoir de bois foncé s'étire jusqu'au fond de la salle. Les murs sont couverts de cadres, photos et affiches.

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    Un serveur m'invite à m'assoir à une table ou je serai plus à l'aise pour manger. J'acquiese et le suis, avant de me raviser et de retourner m'installer au comptoir. C'est que je vais m'emmerder moi, toute seule à une table ! Je préfère de beaucoup être au coeur de l'action, observer, m'étonner, poser des questions et sans doute, intriguer assez le personnel pour qu'ils entreprennent de me parler. Voyager seule a cet énorme avantage qu'il facilite les rencontres. En couple, rare sont ceux qui osent troubler le tête à tête et et entre amis, on se suffit souvent à soi-même.

    Me voilà donc déménageant pain, assiette, serviette et verre en bredouillant au serveur, vaguement gênée, que vraiment, je préfère manger au comptoir. Il propose alors de me placer près de la caisse, pour que j'ai plus de place. Le plus âgé me charrie en me disant que je vais faire le tour du resto avant même d'avoir commencé à manger. Je commande des calamares fritos ainsi que des coquinas, ces fameuses tellines que je n'ai plus eu l'occasion de déguster depuis mon voyage en Avignon, il y a déjà 2 ans. En attendant mes plats, je demande au serveur à lunettes le nom de ces coquillages assoiffés qui promenaient, l'autre soir, des langues démesurées d'un beau rouge corail. Conchas finas, répond-il.

    Un autre serveur, arborant de belles moustaches poiver et sel, pose bientôt devant moi deux belles assiettes de petits calamars frits et de tellines arrosées d'huile d'olive, citron et persil.

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    Tandis que je suçote mes tellines d'un air gourmand, il me demande d'ou je suis et ma réponse le surprend, visiblement. Je demande si je peux prendre des photos du restaurant, il m'entraîne et désigne ici des affiches de ferias de toros, là des photographies en noir et blanc de l'ancien Torremolinos.

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    "46 ans que la bodega est ouvert, tu n'étais pas née". J'acquiese, même si le monsieur doit me croire beaucoup plus jeune que je ne le suis.

    "Je suis venue avec des amis, il y a 2 jours". "Oui, oui, je sais, je t'ai reconnue", dit-il. Je lui demande s'il est le patron, il dément et pointe du doigt le monsieur à lunettes. Lui s'appelle Pepe. Le patron se présente, il s'appelle Clemente. Je le complimente sur sa bodega et lui dis que j'ai un blog et que je vais faire un billet dessus. J'ai fini mon repas, succulent, et Pepe me débarrasse avant de poser bruyamment 3 verres sur le comptoir, de les remplir et de m'en tendre un avant de porter les deux autres à une table. Quand il revient, je demande si c'est de la sangria, il secoue la tête et me fait signe d'approcher et de grimper sur un des tabourets tandis qu'il soulève un couvercle contenant un liquide ambré ou je distingue des rondelles d'orange et de la canelle.

    Lorsque la bodega ferme ses portes, je retrouve la chaleur de la rue et les boutiques bas de gamme de la calle San Miguel. Je piquerais bien ma petite sieste quotidienne, tiens ...

    Bodega Guerola

    Las Mercedes n° 2 - Torremolinos

    Telf. 952 38 10 57

  • Inter-section

    Pas écrit depuis quelques jours. Ce n’est pas le manque d’idées, au contraire. Je vis des choses importantes en ce moment. Des instants de bonheur qui pourraient se passer de mots parce qu’ils sont sensations. Je les verbalise pour me replonger plus tard, au besoin, dans ce bain délassant. Ils apparaissent doucement, comme une évidence devant mes yeux plus attentifs. C’est drôle comme la vie choisit toujours le meilleur au bon moment. Tout a un sens et sa place. Le hasard n’existe pas.

    Comment vous donner une idée de l’état de grâce dans lequel je me ressource actuellement ? Comme ceci :

    Je suis étalée, il n’y pas d’autre mot, dans un canapé immense. A ma droite, il y a un homme, enfoncé dans les coussins, comme moi et les autres personnes présentes. Un ami cher. On regarde un film tous ensemble, lovés sous un plaid, et la scène respire le bonheur simple d’une soirée d’hiver. Mon ami prend ma main et la garde dans la sienne jusqu’au mot FIN. Je suis aux anges, je pourrais m’endormir.

    Je suis dans un bar. L’ambiance est joyeuse. Assise au comptoir, une amie récente. Une montagne de tendresse et de fragilité. Une fille au sourire tellement craquant qu’on a envie de la prendre dans ses bras. Enfin, moi, c’est l’effet qu’elle me fait. Son sourire est radieux, elle me lance des clins d’œil et dit qu’elle est heureuse d’être là. Je pose la paume de ma main sur sa joue je la caresse, en lissant ses cheveux. Elle me prend dans ses bras, me serre fort et en se levant, s’écrie, ingénue : « Ah ! C’est trop bon ! » Le groupe qui nous accompagne éclate de rire.

    Je suis à la station Cambronne. J’ai rendez-vous avec ma petite sœur. Elle m’attend dehors sur le trottoir et moi je suis devant la carte du métro, dans la station. J’aime bien regarder les plans de métro quand j’ai quelques minutes à tuer. Il y a des quartiers de Paris que je connais très mal et dans ma tête, je m’exclame : « Ah ! C’est là, donc ! »

    Ma sœur me rejoint et dit : « J’ai vu tes bottes à travers la grille, je me suis dit que ça pouvait être toi ». Elle est toute jolie dans son manteau couleur prune, maquillée et coiffée avec soin. Pour moi. Je lui dis que je suis heureuse de la voir et qu’elle m’a manqué. Je l’embrasse, un vrai baiser sur sa joue, assez appuyé pour capter les effluves d’Ultraviolet. Elle cache bien sa surprise, pas habituée à des effusions de ma part.

    Je suis dans un café. Je parle avec un ami d’un garçon que j’ai rencontré il y a peu et pour lequel j’ai de l’affection. Je lui dis que ce garçon donne envie qu’on l’embrasse mais que je n’ose pas. Mon ami m’encourage « vas-y, je t’assure, il est content d’être avec nous ». Alors, quand celui dont je parle me tend un verre, je le remercie d’un baiser sur sa joue satinée.

    J’arrive dans une pièce chaleureuse décorée de poutres. Un endroit apaisant où je me sens comme chez moi. Un monsieur, invité comme moi, m’accueille avec un grand sourire. Il me dit de sa belle voix éraillée « Je t’ai cueilli un bouquet de mimosa ». Je respire les délicats boutons jaunes, les yeux brillants, et en passant mes bras autour de son cou, j’embrasse son collier de barbe.

    Quelque chose s’est débloqué. Je vais essayer de m’y abandonner doucement et sans résistance. Je sais que je me suis entourée de personnes bienveillantes qui m’y aideront. Comme ce monsieur qui communique avec moi par mail et dont les mots sont une évidence.

    Je me souviens de la rencontre qui a déclenché ce processus nécessaire. C’est elle qui m’a fait prendre conscience de cette force que je réfrénais. Son conseil, que j’avais alors gardé pour moi, était le suivant : « Il y a en toi une énergie que tu retiens. C’est par le corps qu’il faut commencer. Tout est là. »

    Je commence à comprendre pourquoi j’ai pris ce chemin. Je n’avais pas vu le panneau placé à l’entrée « voie sans issue ». Pour m'en sortir, il fallait que je bifurque à la première intersection. Inter-section ?

  • Béton (é)mouvant

    Pause déjeuner dans une société jeune et affairée. J’accompagne les fumeurs à l’extérieur, là où ils tirent avidement sur leur cigarette avant de regagner les open-space vitrés.

    Au fur et à mesure que j’avance, je te découvre en contrebas, assis sur les marches. Torse nu, juste vêtu d'un jean, jambes écartées, la tête rejetée en arrière, une nuque fine et dorée, des épaules sculptées et le sillon de ton dos ambré. J’ai d’abord un mouvement de réprobation devant ton non-respect des convenances et puis, un sourire amusé se dessine sur mes lèvres. Tu ne peux ignorer l’érotisme provocant de ta nudité nonchalante posée entre verre et béton. Mon œil de félin profite de ta somnolence pour détailler chaque parcelle de ta peau et je m’avance plus près de façon à te surplomber et découvrir ton torse. Quel délicieux trouble que le ventre d’un homme !

    Sans doute conscient de la beauté de ton corps juvénile, tu as baissé un peu le jean trop large, jusqu'à la naissance de l'aine, et le haut de ton boxer apparaît, plaqué sur des abdominaux ombrés d’un léger duvet. Tes bras posés en arrière sur la marche supérieure laissent dépasser la touffe de tes aisselles musquées. Jeune mais si dangereusement sensuel. J’imagine un instant ma patte de velours sur ton épiderme chaud. J’ai abandonné l’idée de t’observer à la dérobée et me délecte du spectacle que tu offres, car je sais que les minutes sont comptées. Bientôt tu remettras ce tee-shirt roulé en boule à tes pieds et tu retourneras dans la poussière de l’entrepôt, mais je ne te regarderai plus jamais de la même façon. Tu as dû sentir la morsure de mes yeux sur toi. Tu ouvres doucement des paupières alourdies de chaleur et surprend mon regard impudique sur ton nombril hypnotisant. Mon sourire carnassier creuse une fossette enfantine sur ta joue satinée. Avec des gestes lents, étudiés, tu te lèves, recouvre ta peau du tissu délaissé et passe à quelques mètres de moi, drapé dans l’arrogance de ta beauté sauvage.

    Depuis, quand je te croise, c’est toi qui baisses les yeux.  

     

  • Stéphane

    Il s’appelle Stéphane, il a 41 ans aujourd'hui.

    Dimanche, je sortais d’un brunch gargantuesque avec un ami quand il s’est écroulé devant nous, sur le boulevard Saint-Germain.

    Sa main tremblait, j’ai d’abord cru à une crise d’épilepsie. Quand je me suis agenouillée, il a refusé que j’appelle les secours. Il a ouvert les yeux et chuchoté « Non, n’appelez pas, je veux juste parler, s’il vous plaît ».

    Il est resté allongé un moment, pour reprendre des forces, tandis qu’une jeune femme courait lui acheter à manger et à boire (merci à elle). Puis, nous l’avons aidé à s’asseoir. Il était épuisé par le manque de sommeil et la faim, tout ce qu'il répétait, c'était : "Je veux juste parler, s'il vous plaît, quelques minutes." . Stéphane n’est pas encore abîmé. Il précise mais je l’ai compris, qu’il ne boit pas. Je lui demande de tenir aussi longtemps que possible, de ne pas tomber dans l’alcool parce qu’alors, c’est la fin. L’alcool fait oublier le froid et l’indifférence alentour et un matin, on ne se réveille pas. Stéphane répond à mes questions mais ses réponses, je les connais déjà. Pas de centres d’hébergement parce qu’on le tabasse et lui pique ses affaires. Pas de potes dans la rue pour ne pas tomber dans la picole et les embrouilles. Pas d’aides des assoc’, parce qu’il n’est pas « prioritaire ». Prioritaire, c’est sans doute quand tu es devenu un animal, à l’article de la mort, plus assez conscient pour réfléchir. Putain, comment ça te fout les boules de regarder dans les yeux un homme qui essaie de ne pas sombrer, qui pourrait être ton frère. Stéphane, lui, il n’a plus de sœur, elle est morte avec ses parents dans un accident de voiture il y a 15 ans. Comment le 5ème pays le plus riche du monde peut laisser faire ça ?

    Sur ce bout de trottoir, il n’y avait plus que nous 3. Stéphane posait des questions sur nos boulots, nos vies. Il a voulu nous raconter comment il était arrivé là.

    Il y a encore un an, Stéphane avait un appart’, une femme et un boulot. Il était commercial indépendant et passait son temps en bagnole. Jusqu’au jour où son crédit de points est arrivé à zéro et où il a perdu son permis. Plus de permis, plus de boulot. Indépendant donc pas de droit au chômage. Sa femme le quitte, il ne peut plus payer les traites de son crédit auto, on le saisit et c’est la rue. Quand je dis « Ca va vite, on est pas à l’abri », il me répond « Les gens ne savent pas ». Moi je sais, et Nicolas aussi. Stéphane dit que ça lui ferait plaisir qu'on aille boire un café ensemble. Il a une bonne bouille, Stéphane, il sourit encore. Nous avons passé près de 2 heures avec lui, à parler de choses et d’autres, à rire aussi.

    Ne jamais oublier. L’autre, c’est moi.

     

  • Couleur aubergine

    Elle surgit au coin de ma rue, appuyée sur une canne. Silhouette voûtée mais digne.

    Je m'amuse de ses brindilles arquées, habillées de chaussettes hautes couleur aubergine d'ou jaillissent des genoux pointus. J'aime bien les petites mémés. Je leur trouve souvent une élégance qui manque aux femmes plus jeunes. Celle-ci vient à ma rencontre et je pressens déjà que nous allons nous parler. C'est un phénomène dont je n'ai pris conscience que récemment mais auquel je m'abandonne à chaque fois avec délice. Comme si j'étais une sorte d'aimant à la fois apaisant et vivifiant qui fait du bien aux gens. Un puits de vie, comme l'a si joliment écrit Olivier.

    Parvenue à ma hauteur, elle ralentit, cherche mon regard et s'exclame:"Ah! J'ai eu une frayeur un instant, je me demandais ou était passée ma canne". Je m'arrête et laisse échapper un rire attendri tout en l'observant avec un intérêt non dissimulé.

    Sa peau distendue tombe sur ses joues et de fins cheveux grisonnants s'échappent de la toque en fourrure enfoncée sur son crâne. Son maigre cou de volatile dégarni est couvert d'une écharpe en laine jaune. Du tricoté main sans doute.

    Encouragée par mon sourire, elle continue "C'est pareil des fois avec mes lunettes, je les cherche alors que je les ai sur le nez!"

    Je débite des niaiseries "Ben oui, c'est drôle". "C'est pas facile vous savez!" dit-elle en souriant. "En tout cas, lui dis-je, vous êtes très élégante". "C'est vrai ?, minaude-t-elle comme une adolescente. J'ai 82 ans, ma chérie! "

    "Et bien vous êtes une très belle femme".

    " Vous aussi, vous êtes très mignonne".

    Un silence gêné a suivi. Instant furtif et magique de tendresse entre deux inconnues que 46 années séparent. J'ai eu envie de lui proposer un chocolat chaud dans un café proche. Je l'ai sentie hésitante aussi, comme me quittant à regret, chacune prisonnière de ses pudeurs respectives.

    En la regardant s'éloigner d'un pas mal assuré dans la lumière blafarde des lampadaires, seule et vulnérable, j'ai aimé penser qu'elle avait moins froid.